Disparition de Corneille Jest

Corneille Jest (1930-2019)

Par Pascale Dollfus (CNRS, Centre d’études himalayennes)


Né à Strasbourg le 12 février 1930, Corneille Jest, ethnologue, spécialiste des populations de langue tibétaine de la haute chaîne himalayenne, s’est éteint le 23 janvier 2019 dans la région parisienne à l’âge de 88 ans, le jour même où la « French Himalaya team » du CNRS dont il avait édifié les fondements s’interrogeait sur son intégration au sein d’une équipe plus vaste.

Chantre de la pluridisciplinarité dans la mesure où ses différents acteurs – ethnologues, géographes, agronomes, botanistes, zoologistes, etc. – sont des hommes de terrain, il fut formé par Charles Parain (1893-1984), ethno-historien, spécialiste des sociétés rurales et par André Leroi-Gourhan (1911-1986), ethnologue, archéologue et préhistorien français, spécialiste de l’anthropologie des techniques et de l’art pariétal, dans le cadre du Centre de formation et de recherche ethnologique (CFRE) fondé par ce dernier en 1944. A la faveur d’un accord entre cet organisme et le CNRS, Corneille Jest est recruté en 1956 comme stagiaire au CNRS. Titularisé, il y fera toute sa carrière.

En 1960, il soutient à la Sorbonne une thèse de 3e cycle consacrée à l’étude historique et techno-linguistique du Haut-Lévezou, une microrégion de l’Aveyron où il possède des attaches familiales. Il poursuit ses recherches dans cette région, en effectuant début 1963 une enquête sur le dépeuplement rural et la transformation des activités agricoles pour le compte du Comité d’action économique du département, avant de coordonner avec Georges Henri Rivière (1897-1985), fondateur et conservateur en chef du Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), une RCP (Recherche Coopérative sur Programme) sur l’Aubrac, une zone de montagne située à la frontière de l’Aveyron, du Cantal et de la Lozère, abritant des pratiques et techniques agricoles spécifiques (l’estivage), et affectée par de fortes transformations socio-économiques. Les deux hommes sont faits pour s’entendre. A l’instar de leur ami commun, A. Leroi-Gourhan, tous deux voient en effet dans le cadre muséographique et les activités (dont la collecte d’objets) qui lui sont associées le lieu d’exercice de leur métier et de l’ethnologie.

En 1964, alors qu’il s’est déjà rendu à plusieurs reprises dans l’Himalaya – d’abord à Kalimpong en 1953, puis au Népal, découvert en 1960 avec le tibétologue David Snellgrove –, Corneille Jest profite de son expérience aubracienne pour lancer l’idée d’une RCP au Népal. De nouveau, il y occupe la fonction de chef de mission et là encore, sous la responsabilité d’un directeur de musée, celui du Musée de l’Homme, Jacques Millot. 

La RCP 65 « Étude des régions népalaises » débute en 1965 durant l’enquête « Aubrac » ; elle comprend des ethnologues, des agronomes et des géographes. Une seconde, la RCP 253 « Écologie et géologie de l’Himalaya central », prend la relève en 1971. Autour d’une zone géographique élargie comprenant, outre le Népal, le Bhoutan et le Sikkim, elle accueille désormais aussi des géologues et des botanistes. Entre ces RCP, on perçoit de nombreux croisements : de calendriers, mais aussi d’acteurs et de disciplines. Corneille Jest engage des chercheurs ayant fait leurs premières armes en Aubrac et qui, comme Philippe Sagant, devinrent des spécialistes du Népal, ou à l’inverse, fait participer à ses enquêtes sur les plateaux du centre de la France des chercheurs mobilisés dans les enquêtes himalayennes comme l’écologiste Jean-François Dobremez.

Les dispositifs de recherche de ces RCP sont aussi pour partie similaires, notamment la place donnée à l’anthropologie visuelle et à la réalisation de documentaires, grâce aux liens établis dès la fin des années 1950 entre Corneille Jest et le cinéaste Jean-Dominique Lajoux. Les deux hommes qui ont réalisé ensemble plusieurs films en Aveyron en 1959-1960 continuent de collaborer dans les vallées himalayennes. Ils tournent ainsi cinq films entre 1965 et 1970 : Tarap, la vallée aux chevaux excellents, Ma-cig la mère, peinture d’une thangka tibétaine, dByar ston, la fête du milieu de l’été, dans la vallée de Tarap au Dolpo, une région du Népal septentrional habitée par des communautés bouddhistes et de langue tibétaine, mais aussi Seto Matsyendranath consacrée à la fête éponyme qui voit chaque année la statue de cette divinité sortir de son temple pour être promenée dans les rues de la vieille ville de Katmandou ou encore sPre-lo l’année du singe, une cérémonie qui tous les douze ans fait revivre dans la vallée de Kali Gandaki les quatre divinités tutélaires des clans fondateurs des Thakali.

Outre des films, Corneille Jest rapporte de ses différentes missions dans l’Himalaya de nombreuses photos, des enregistrements sonores, mais aussi plusieurs centaines d’objets qu’il dépose au Musée de l’Homme, place du Trocadéro, ainsi que des échantillons de plantes, d’insectes et de minéraux, qu’il confie notamment au Musée National d’Histoire Naturelle de Paris ; des collectes qui témoignent d’une disposition encyclopédique et muséographique mêlant des registres aujourd’hui distingués. Qu’il s’agisse des plateaux de l’Aubrac ou des vallées himalayennes, une même approche ethnologique est à l’œuvre.

En 1972, Corneille Jest soutient, toujours sous la direction d’A. Leroi-Gourhan, une thèse de doctorat d’Etat à l’Université Paris V intitulée « Tarap, la Vallée aux chevaux excellents : communauté tibétaine du nord-ouest du Népal » et publiée en 1975 aux éditions du CNRS sous le titre Dolpo : communautés de langue tibétaine au Népal ; une monographie à tiroirs, divisée en 27 chapitres allant de « Dolpo, pays caché » et les quatre vallées qui le constituent, à « Tradition orale, musique et jeux », un travail encyclopédique et minutieux dans lequel, pour reprendre les termes de Sophie Houdart et Sylvaine Camelin (L’Ethnologie, 2018), « la préoccupation de donner à voir l’emporte sur la volonté de faire comprendre ». L’auteur s’en explique, mais à la page 383 : il a délibérément écarté une approche globale.

Outre les hautes vallées du nord de la grande chaîne, son terrain privilégié d’études, Corneille Jest mène également des recherches dans la vallée de Katmandou, associé dès les années 1960, en tant que consultant pour l’Unesco, aux premiers projets de conservation de l’héritage culturel du Népal et de la Vallée. A partir de 1979, il participe à l’étude pluridisciplinaire « Versant » centrée sur Salme, un village des moyennes montagnes du Népal central, et initié par le Groupement de REcherches COordonnées (GRECO) n°12 – Himalaya-Karakorum qui, en 1978, a succédé à la RCP 253, puis de 1985 à 1995 aux recherches menées dans deux districts de l’ouest du Népal, Gulmi et Arkha Khanci par « l’équipe Himalaya » du CNRS et l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique).

En dehors du Népal, Corneille Jest mène des recherches au Bhoutan dans lequel il se rend en 1980, 1981 et 1984, puis chaque année entre 1991 et 1999, mais aussi au Tibet (1980, 1982, 1985, 1990, 2000, 2003, 2004). Il visite également à deux reprises le Ladakh (1975, 1976), peu après l’ouverture – partielle –– de cette région aux étrangers, la Mongolie (1985, 1992, 1994, 1998), le Pakistan (1979, 1982, 1990) et de nombreux pays d’Asie du Sud-Est (Birmanie, Laos, Cambodge, Thaïlande).

A l’image de ses livres et articles, les archives photographiques, audiovisuelles et sonores, ainsi que les collections d’objets et les herbiers qu’il laisse derrière lui pour les générations futures, témoignent d’une vie passée à arpenter l’Himalaya et ses confins, du Pakistan au Bhoutan, du Tibet central et des hautes régions de culture tibétaine du Népal à la plaine du Teraï, sans oublier la vallée de Katmandou et ses temples. Ces fonds montrent également la grande diversité de ses intérêts : agriculture, commerce et élevage, techniques de fabrication et de transformation, rituels, jeux, tradition orale, peinture et architecture, etc.

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