In Memoriam. Gegen chenmo Dogön Sangda Dorje (1945-2020)

Dogön Sangda Dorje (rDo dgon gSang bdag rdo rje), auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont le Manuel de tibétain standard avec Nicolas Tournadre1, s’est éteint à son domicile de Lhasa, le 21 septembre 2020 à 23h20. La disparition de cet éminent représentant de la culture classique tibétaine, connu de ses étudiants français sous le nom de Gän Sangda-la (rGan gSang bdag lags), marque pour les études tibétaines la perte d’un maître respecté et apprécié pour son immense érudition dans des domaines aussi variés que la littérature, la musique, la calligraphie et l’histoire ; ses nombreux étudiants se souviennent de ses qualités pédagogiques, de sa disponibilité et de la générosité avec lesquelles il a leur transmis son savoir, que ce soit à Lhasa ou à Paris. A travers ces quelques lignes, ses collègues et étudiants en France souhaitent lui rendre hommage.

Gen Sangda Dorje, son épouse Thubten Lhamo et Nicolas Tournadre
(photo Nicolas Tournadre)

Fils de Dogön Wangdü Sönam (Dbang ’dus bsod nams) et de Shökhang Tsering Drölkar (Zhol khang Tshe ring sgrol dkar), Dogön Sangda Dorje était né en 1945 et a passé son enfance à Lhasa. Les ancêtres de son père, la famille noble Dogön, étaient avant l’époque du Cinquième Dalaï-lama une famille de chefs locaux puissants (sde pa), qui avaient leurs terres dans le district de Nyemo (sNye mo). Après leur intégration sous l’autorité du Ganden Phodrang (Dga ’ldan pho brang), les Dogön devinrent une famille noble de propriétaire terriens (sger pa) qui possédaient encore, au début du XXe siècle, sept domaines de tailles variées, dont le plus grand se trouvait toujours à Nyemo.

Gän Sangda-la avait été scolarisé à partir de l’âge de dix ans à l’école privée de Nyarongshar (Nya rong shar) à Lhasa, et il avait par ailleurs étudié la grammaire entre onze et quatorze ans auprès d’un professeur particulier, Lama Thubten Yarpel (Thub bstan yar ’phel), fonctionnaire ecclésiastique (rtse drung) du gouvernement tibétain. Entré en 1956, à l’âge de douze ans, à l’école du Bureau des finances (rtsis slob grwa)—passage obligé pour les futurs fonctionnaires laïcs du gouvernement tibétain—, il avait poursuivi en parallèle sa formation grâce à des cours particuliers auprès de maîtres réputés dans divers domaines.

C’est à l’âge précoce de quatorze ans qu’il fit une entrée officielle quoique brève au gouvernement tibétain comme fonctionnaire laïc (drung ’khor). A la suite du soulèvement populaire de Lhasa en 1959 et de la fin du gouvernement du Ganden Phodrang, il alla vivre sur le domaine familial à Nyemo où il devint professeur à l’école primaire. Le palais ou plutôt la forteresse (rdzong) où sa famille habitait depuis le IXe siècle, à la fin de l’empire de Pugyal, pendant le règne de Lang Darma, était un immense bâtiment de plusieurs étages, doté d’une grande bibliothèque dont la porte gardait encore les traces des coups d’épée assenés par les troupes dzoungares au XVIIIe siècle. Les soubassements de la forteresse donnaient directement sur une falaise, les pierres de fondation étant imbriquées dans le rocher de la falaise lui-même. La finesse technique de l’ensemble avait permis son étonnante résistance. Des années après que la forteresse eut finalement été détruite, comme nombre d’édifices historiques, religieux ou laïques, dans les circonstances que l’on connaît, Gän Sangda-la s’étonnait encore de cette merveille de l’architecture tibétaine.

En 1969, il épousa Langtong Thubten Lhamo (gLang mthong Thub bstan lha mo, 1945-2019), avec laquelle il eut trois enfants. Il resta dix-sept ans à Nyemo, avant de revenir à Lhasa.
Gän Sangda-la avait étudié dans sa jeunesse la musique tibétaine auprès de différents maîtres dont un musicien musulman surnommé « Drokang Phola » (Gro khang Pho lags). Il était le neveu utérin de Shökhang Sonam Targye (Zhol khang bSod nams dar rgyas), grand spécialiste de l’histoire des arts et de la musique tibétains, expert en Nangma töshä (nang ma stod gzhas). Gän Sangda-la était resté attaché à la musique et jouait régulièrement chez lui du luth (sgra snyan), ainsi que du piwang (vièle tibétaine) dans des ensembles de Nangma töshä. Il interprétait des nangma dans des versions qu’il considérait comme plus authentiques que ce qui se faisait à Lhasa à l’époque – voir l’enregistrement par Isabelle Henrion-Dourcy en 1997 du nangma « lHa yags zhol pa » que Gän Sangda-la interprète au luth :

Il connaissait également certaines danses traditionnelles tibétaines, notamment une danse du Kham, dite « du paon qui boit de l’eau » (rma bya chu ’thung), qu’il exécutait très bien.
La poésie et la calligraphie l’ont accompagné toute sa vie. Il aimait notamment composer des künkhor ou carrés magiques qui se lisent dans tous les sens.

Ci-dessous, un de ses poèmes dans sa calligraphie, « Le monde » / ’Jig rten et une œuvre combinant calligraphie et künkhor2 :

En 1980, Gän Sangda-la occupa le poste de professeur de tibétain à l’Institut de formation des maîtres de la Région autonome du Tibet (RAT), avant d’être nommé professeur de tibétain au sein du département de littérature et de culture de l’Université du Tibet en 1985, année de la création de cet institut à Lhasa. Outre les cours qu’il dispensait, il encadra pendant toute sa carrière de nombreux étudiants chercheurs qu’il continua à recevoir chez lui après sa retraite en 2009, étant un pédagogue né et soucieux de transmettre son savoir. Avec son épouse Thubten Lhamo, il recevait toujours avec une grande convivialité ses anciens élèves qui lui rendaient visite à Lhasa.

Gän Sangda Dorje, son épouse Thubten Lhamo et leur fille, chez eux à Lhasa
(photo Françoise Robin, 2008)

En 2006, il fut distingué au niveau national par le Ministère de l’Éducation, pour sa carrière professionnelle. Il publia par ailleurs de nombreux articles de recherches dans diverses revues littéraires et savantes du Tibet, et composa un nombre de poèmes remarquable. Ses connaissances et son intégrité lui ont valu l’estime de tous et les hommages diffusés sur les réseaux sociaux tibétains en témoignent. Référence intellectuelle, il occupait également des postes dans divers instituts et fédérations : il était membre de la fédération de la RAT des écrivains de Chine, membre du comité d’inspection académique de la RAT, chercheur invité à la Fédération des arts et de la culture de la RAT, dirigeant du groupe chargé, au niveau national, de l’enseignement de la langue et de la littérature tibétaines dans les établissements d’enseignement supérieur. Plusieurs photos de Gän Sangda-la au tableau, circulant sur internet, témoignent de son activité d’enseignant :

La France a eu la chance de nouer avec lui des liens privilégiés. En effet, au départ à la retraite de Dakpo Rinpoché comme lecteur de tibétain en 1993, il fut invité par Heather Stoddard, qui dirigeait la section de tibétain, pour enseigner le tibétain à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco). Il y resta pendant deux ans. Ses élèves d’alors se souviennent avec tendresse de ses tentatives patientes et pleines de ressources pour communiquer son savoir, en l’absence de langue commune. Pendant son séjour parisien, il anima également plusieurs soirées consacrées à la poésie classique tibétaine et régala ses collègues et ses élèves par sa musique.

Ces dernières années, Gän Sangda-la avait continué à donner des conférences consacrées à la poésie, mais aussi à la philologie tibétaine, dont certaines sont en ligne3. Il faisait également partie du comité d’experts en tibétain pour la création de néologismes et de termes standardisés en tibétain.

Photo du groupe d’experts en tibétain pour la création de néologismes
Avec Tshul khrims blo gros, du comité pour l’élaboration de néologismes et la standardisation du tibétain (source : https://mp.weixin.qq.com/s/_umxc_YxhhrHGd-YMKXnRw)

Gän Sangda-la est l’auteur de nombreux ouvrages, fréquemment réédités :

Avec Nicolas Tournadre :
Manuel de tibétain standard : langue et civilisation : introduction au tibétain standard (parlé et écrit). Paris : L’Asiathèque, 1998, 2010 (publié en anglais par les éditions Shambhala en 2003)

En collaboration avec Gawa Pasang (dGa’ ba pa sangs) :
Précis sur les coutumes du Tibet Bod kyi yul srol rnam bshad. Lhasa : Bod ljongs mi dmangs dpe skrun khang, 2004. 3e réédition en 2018.

Clair exposé sur l’art poétique, Cent mille trésors Snyan ngag legs bshad gter ’bum. Pékin : Mi rigs dpe skrun khang, 2010, 2e édition.


Tibetan Honorific Speeches Zhe sa’i lag deb blog sar dga’ ston. Lhasa : Bod ljongs mi dmangs dpe skrun khang, 2002, 5e réédition en 2015.

Recueil d’essais de Dogön Sangda Dorje
Rdo dgon gsang bdag rdo rje’i dpyad rtsom phyogs bsgrigs
. Pékin : Mi rigs dpe skrun khang, 2012.

Recueil d’écrits littéraires de Dogön Sangda Dorje Rdo dgon Gsang bdag rdo rje’ rtsom rig brtsams chos phyogs bsgrigs. Pékin : Mi rigs dpe skrun khang, 2012 (en six sections : oeuvres en vers, carrés magiques, prose, nouvelles, littérature populaire).

Pendant le confinement, il avait écrit un roman, intitulé
Mdza’ gcugs kyi mi tshe (Une vie de compagnonnage), publié en avril 2020 (Lhasa : Bod ljongs mi dmangs dpe skrun khang).

À ces titres s’ajoutent :
Calligraphies de Dogön Sangda Dorje Rdo dgon gsang bdag rdo rje’i yig gzugs. Pékin : Mi rigs dpe skrun khang, 2016
Manuel d’art poétique, Fête pour les yeux et les oreilles Snyan ngag slob deb, mig yid dga’ ston. Pékin : Mi rigs dpe skrun khang, 2006
• Une traduction en tibétain d’histoires pour enfants, sous le titre Cinq contes du monde pour les enfants, Byis sgrung grags can lnga.

Notes :

  1. Tournadre, Nicolas et Sangda Dorje Dhogonpa, 2002 et 2009, Manuel de tibétain standard, Paris, L’Asiathèque. []
  2. On trouvera plusieurs reproductions de ses calligraphies sur http://ti.zangdiyg.com/article/detail/id/7634.html et sur http://wap.tibet.cn/tb/rw/tw/201612/t20161226_4134937.html []
  3. Il avait été invité à plusieurs reprises dans l’émission de télévision intitulée « Lampe de l’enseignement » (’chad khrid sgron me), sur Khampa TV. On pourra revoir ses interventions sur le théâtre chanté tibétain (a lce lha mo), sur l’origine de la « Fête du yaourt » (zho ston), sur la calligraphie, sur les problèmes d’orthographe, ou sur la langue tibétaine dans le monde et au Tibet, sur https://mp.weixin.qq.com/s/UJ9GSY97vWt1N7fR0rHkjg []
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