Nécrologie de Mireille Helffer

Mireille Helffer : Une vie consacrée à l’étude de la musique et du rituel

Isabelle Henrion-Dourcy et Katia Buffetrille

Mireille Helffer nous a quittés le mardi 17 janvier. Nous voudrions rendre hommage à la personne qu’elle était, à l’amie qui nous a accompagnées au cours des années, à la chercheuse pionnière dans son domaine qui a ouvert un champ de recherche et à conduit des jeunes à s’y intéresser. En 2017, nous lui offrions un livre de mélanges à l’occasion de son 90e anniversaire.[1] Nous avions retracé alors, dans l’introduction de l’ouvrage, son parcours, ses rencontres, ses passions. Nous avons repris une partie de ce texte pour évoquer celle dont l’enthousiasme pour la musique l’a conduite à étudier le tibétain pour pénétrer au plus profond de cette « musique d’offrande ».

Devenir une ethnomusicologue spécialiste du monde tibétain n’a pas été, pour Mireille Helffer, un projet délibéré. Simplement parce qu’au début de son chemin, comme pour tous les pionniers de sa génération, les champs disciplinaires transversaux et l’étude ethnographique de l’Himalaya n’existaient pour ainsi dire pas. Comme elle l’exprime elle-même, elle « a été conduite par les événements ». Ses recherches témoignent d’un parcours qui, au gré de rencontres et de collaborations, mais aussi dans la ténacité d’un approfondissement largement solitaire, s’est développé sur plus d’un demi-siècle et a inspiré plusieurs générations de chercheurs. On peut y discerner trois étapes principales. Dans un premier temps, elle se consacra à l’étude des bardes népalais (Gāine), et plus largement des musiques populaires du Népal. Elle se tourna ensuite vers la culture tibétaine, en proposant une analyse approfondie du travail musical des bardes de l’épopée de Gesar, sur la base d’enregistrements réalisés en France. Enfin, à partir des années 1970, elle œuvra à la compréhension des musiques rituelles du bouddhisme tibétain, en se fondant sur des matériaux recueillis auprès de moines exilés en Inde et au Népal. Ses nombreuses publications sur les notations musicales et les instruments de musique monastiques sont des références incontournables. Son travail de musicologue et d’ethnologue n’a jamais fait l’économie d’une méthode philologique rigoureuse. Les fondements de sa formation furent historiques et textuels, soutenus par une longue pratique muséographique au Musée Guimet, ce qui explique la place privilégiée que les textes et l’iconographie occupent dans ses travaux. C’est peut-être justement dans le rapport de l’écrit au sonore que réside le cœur des réflexions de Mireille Helffer, que ce soit le rapport entre texte et musique (comme dans l’épopée) ou celui qui lie musique et notation (comme dans les notations musicales) qui ont occupé une grande part de ses recherches).

Mireille Helffer naquit en 1928 dans une famille catholique, mais non musicienne. Elle suivit des cours de piano à l’École Normale de Musique à Paris et rencontra le pianiste Claude Helffer aux Jeunesses Musicales. Ils se marièrent alors qu’elle avait 18 ans et en l’espace de huit ans naquirent quatre enfants. Toutefois, encouragée par son mari et marquée par le féminisme d’après-guerre, elle résolut de poursuivre des études approfondies et mena une carrière intellectuelle particulièrement riche, engagée et productive. Si elle n’était pas prédestinée à devenir spécialiste du monde tibétain, ce sont ses premiers choix universitaires qui, de fil en aiguille, menèrent Mireille Helffer vers la Haute Asie.

Son parcours commença en 1947 par une inscription à une licence libre en Sorbonne, composée de certificats d’histoire de la musique, d’esthétique, d’ethnologie et de civilisation indienne.Au cours de philosophie indienne d’Olivier Lacombe, il lui apparut évident que la connaissance du sanskrit était essentielle à la compréhension de la culture indienne. C’est ainsi qu’elle s’inscrivit au début des années 1950, en parallèle de ses cours sur l’histoire de la musique, au cours de sanskrit de Louis Renou vers lequel convergeaient tous les étudiants intéressés par l’Asie du Sud. C’est d’ailleurs là qu’elle rencontra Alexander Macdonald, avec lequel elle collaborera plus tard pour ses premiers articles. Tous deux suivaient aussi les cours de Rolf Stein à l’École Pratique des Hautes Études, consacrés à l’épopée tibétaine. Les premiers pas de Mireille Helffer en tibétologie furent donc inscrits dans une formation classique et textuelle. C’est grâce à sa connaissance du sanskrit que Philippe Stern, conservateur en chef au Musée Guimet, lui proposa, dès 1953, de rejoindre la section musicale du Musée qu’il avait créée. « Il m’a invitée à m’occuper de la collection de disques qu’il avait déposée au Musée Guimet. J’ai commencé à écouter tous ces disques et, petit à petit, je me suis trouvée piégée par les musiques d’Asie ! », se souvient-elle. Engagée à titre de chargée de mission auprès des musées nationaux, puis, à partir de 1961, comme chargée de recherche au CNRS affectée au Musée Guimet, elle y resta de nombreuses années, conservant son bureau, même après son affectation au département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme (1968). Les premières années de son affectation, elle était encore étudiante. Ce fut une période formatrice qui la rendit sensible à la question de l’écrit, des archives et de l’archivage en musique, qui préfigure ses recherches futures sur les notations, l’iconographie et les instruments. Elle classait les enregistrements déposés dans les collections, achetait des disques, constituait le programme sonore accompagnant les expositions d’objets au Musée. Elle fut pendant de nombreuses années la seule musicologue œuvrant au Musée Guimet, ce qui lui permit de toucher simultanément à diverses traditions musicales d’Asie.

Au début des années soixante, elle s’intéressait principalement à la musique classique de l’Inde, mais les hasards de la recherche scientifique voulurent que ce soit vers le Népal qu’elle se réorientât. C’est là que prirent place ses premières enquêtes de terrain (1966-1970). C’étaient alors en France les débuts de la recherche ethnologique au Népal, avec un intérêt marqué pour la littérature orale et populaire. Quelques collègues du CNRS avaient ramené des enregistrements – en particulier des chants de Gāine – dont ils ne savaient que faire. Ils lui ont proposé de s’intégrer à leurs projets. Les premiers travaux de Mireille Helffer sont donc issus de collaborations, avec A. W. Macdonald au sujet des Gāine, puis avec M. Gaborieau sur les chanteurs hudkyā. La culmination de ce travail collaboratif fut le disque Castes de musiciens au Népal (1969), qui présentait des chants enregistrés par quatre chercheurs (M. Gaborieau, M. Helffer, C. Jest, A.W. Macdonald), assortis de deux fascicules, l’un en anglais, l’autre en français, présentant les traductions (avec l’aide de M. Gaborieau) des chants ainsi que des notations musicales. Ce fut un jalon scientifique important à l’époque, qui fut mis en valeur lors d’une exposition au Musée de l’Homme intitulée Népal, hommes et dieux. Mireille Helffer choisit les illustrations musicales pour les objets et les diapositives montrés dans cette exposition (décembre 1969-mars 1970).

Mireille et son assistant Drona Prasad Rajaure, Batulacaur, 1966 (photographe inconnu)

C’est aussi dans les locaux du Musée Guimet qu’elle enregistra Lozang Tenzin, dit le Hor pa, un Tibétain réfugié en France depuis le début des années 1960 et qui pouvait chanter le texte épique de Gesar dont Rolf Stein avait publié une traduction résumée de la version de Ling. C’est sur cet enregistrement qu’elle fonda les analyses musicologiques de sa thèse (1972). Celle-ci fut publiée en 1977 sous le titre Les chants dans l’épopée tibétaine de Ge-sar d’après le Livre de la Course de Cheval. Version chantée par Blo bzaṅ bstan ’jin. Il s’agit d’un monument de minutie et de rigueur qui jette pour la première fois un éclairage sur la dimension non plus textuelle de l’épopée, mais sur sa dimension vivante et performative, sur le travail musical opéré par le barde. La qualité et l’originalité de cette contribution fut reconnue aussi par ses collègues œuvrant en République populaire de Chine, puisque son ouvrage fut traduit en chinois en 2004.

C’est encore au Musée Guimet qu’elle découvrit « un document figurant des notations musicales tibétaines dont le système m’avait intriguée ; c’en était presque devenu une obsession ». En effet, cette découverte allait impulser les trois décennies suivantes de ses recherches, consacrées cette fois à la musique monastique. Dorénavant, elle ne travaillerait plus avec des musiciens professionnels ou mendiants, mais s’attèlerait, avec des moines lettrés, à déchiffrer minutieusement le vocabulaire graphique et les conventions d’écriture de ces dessins. Après avoir inventorié l’ensemble des notations de ce type dans les manuscrits détenus par les grandes bibliothèques occidentales, elle rencontra en 1972, un moine à l’institut tibétain de Rikon, près de Zürich, qui était capable de lire ces notations et de les chanter. Constatant l’intérêt des collègues tibétologues pour ces investigations, elle effectua une première mission exploratoire dans un monastère tibétain en Inde (1973), suivie de nombreuses autres enquêtes auprès de plusieurs lignées religieuses.

L’année 1987 marqua un tournant dans sa carrière alors qu’elle se trouvait au monastère de Payül à Bylakuppe, au sud de l’Inde, pour étudier les traditions musicales nyingma jusque-là relativement négligées. Dilgo Khyentse Rinpoche donnait alors une initiation (lung) en présence de nombreux dignitaires nyingmapa. Parmi ceux-ci se trouvait Rabjam Rinpoche, abbé du monastère de Shechen à Bodnath au Népal. Il lui fit part de la grande différence des traditions musicales dans son monastère et l’invita à venir les étudier. « J’ai répondu à l’invitation et, depuis, n’ai plus quitté Shechen où j’ai pu assister à tout le rituel du tsechu. J’étais assise dans un coin, avec le texte, et ne bougeais pas. Petit à petit, année après année, au fur et à mesure que j’assistais à ces rituels, toujours les mêmes, j’ai pu suivre sur le texte du rituel ce qui était en train de se faire ».

Le deuxième ouvrage de Mireille Helffer, Mchod-rol. Les instruments de la musique tibétaine (1994) offre à nouveau une synthèse impressionnante de nombreuses années de recherche, et sa contribution tient autant à la richesse des matériaux exploités et décrits qu’à la méthodologie que l’auteure a dû composer pour les agencer. Le livre présente et analyse les instruments de plusieurs collections muséales d’Europe, d’Amérique et d’Asie, en les rapportant non seulement à une riche iconographie, mais aussi aux textes tibétains eux-mêmes, issus des diverses lignées religieuses ― autant de sources originales et inédites, souvent difficiles d’accès et d’interprétation. En conclusion, Mireille appréhende le rôle rituel, au sein du bouddhisme tantrique, de cette « musique d’offrande ».

Dans son article intitulé « Quand le terrain est un monastère bouddhique tibétain » (1995), Mireille Helffer s’est longuement expliquée sur les conditions de ses enquêtes successives, sur sa méthode de travail, comme toujours profondément empirique, sur les modalités d’enregistrement de la musique (comment enregistrer en pleine exécution un long rituel tantrique?), sur les défis de la compréhension (linguistique et culturelle) des rituels, sur l’accueil chaleureux dont elle bénéficia, sur le travail de fourmi qu’elle effectua sur ces notations à un moment (1975 à 1985) d’explosion des publications de recueils de notations musicales, et donc de démultiplication de la documentation écrite à prendre en compte.

Son troisième et dernier ouvrage Musiques du toit du monde : l’univers sonore des populations de culture tibétaine (2004) est la traduction augmentée d’un livre qui était précédemment sorti en italien en 2000. Il fait le point sur une carrière entière de recherches. Il présente pour la première fois, et avec une clarté exemplaire, l’ensemble des traditions musicales tibétaines, qu’elles soient religieuses ou populaires. C’est un ouvrage de référence inégalé à ce jour.

Le parcours de Mireille Helffer pour défricher de manière extensive ces pans entiers de la ritualité tibétaine se fit ainsi au croisement de la musicologie, de l’ethnologie et de la tibétologie, tenant à la rigueur et à la démarche de chacune de ces trois disciplines. Elle fut un membre associé de l’équipe « Langues et cultures de l’aire tibétaine » (CNRS, ESA 8047), qui plus tard devint l’équipe « Tibet, Bhoutan et aire culturelle tibétaine » (TBACT) du laboratoire « Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale ». Elle participa au séminaire « Rituels » de l’équipe, dirigé par Katia Buffetrille, tout au long de son existence. Mireille Helffer fut aussi l’une des principales instigatrices de la mise sur pied d’une formation solide pour les jeunes chercheurs en ethnomusicologie. Elle créa les premiers enseignements d’ethnomusicologie à l’Université de Paris X-Nanterre (1976) et fut l’un des membres fondateurs de la Société française d’ethnomusicologie (SFE) en 1983. De 1985 à 1989, elle dirigea le Département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme. Elle prit sa retraite au milieu des années 1990 mais continua à participer activement à divers séminaires, à publier et à suivre les travaux des étudiants.

Chercheure ou enseignante, faisant de l’encadrement d’étudiants ou de l’administration, Mireille a laissé, dans les lieux où elle a travaillé, le vibrant souvenir d’une personne à l’écoute des autres, toujours disponible pour aider, que ce soit par la parole ou par le geste.

Mireille Helffer, Kathmandu, 2009 (Cliché : Marie Lecomte)

[1] Katia Buffetrille et Isabelle Henrion-Dourcy, 2017. Musique et épopée en Haute-Asie. Mélanges offerts à Mireille Helffer à l’occasion de son 90e anniversaire. Paris, L’Asiathèque.

Partager ce contenu